Les psychédéliques sont de retour en thérapie, mais leur sécurité reste un point aveugle. Cet article explore pourquoi et comment mesurer les effets indésirables devient essentiel pour garantir une pratique encadrée.

Manger sans faim, sans fin, sans pouvoir s’arrêter. Voilà ce que vivent des milliers de personnes chaque jour, piégées dans un trouble encore mal compris : l’hyperphagie boulimique. Si la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) offre souvent un soulagement partiel, les rechutes restent fréquentes. Et si une molécule bien connue des neuroscientifiques, la psilocybine, pouvait aider à sortir de ce cycle ? La recherche commence à explorer cette piste. Voici ce qu’elle nous apprend.
Hyperphagie boulimique : de quoi parle-t-on vraiment ?
Un trouble fréquent mais souvent méconnu, qui dépasse largement les simples excès alimentaires.
Trouble alimentaire distinct, l’hyperphagie boulimique (binge-eating disorder en anglais) se caractérise par des épisodes récurrents d’ingestion excessive de nourriture, souvent vécus dans la honte ou la solitude. Contrairement à la boulimie, il n’y a pas de comportements compensatoires tels que vomissements ou restriction extrême. Le trouble touche environ 1 à 3 millions de personnes en France, avec une prévalence estimée entre 3 et 5% chez les adultes, et une quasi-parité entre hommes et femmes 1.
Les conséquences vont bien au-delà du poids. L’hyperphagie est associée à un risque accru de dépression, d’anxiété, de diabète de type 2 et d’isolement social. Elle figure parmi les troubles psychiatriques les plus fréquents, mais aussi les moins détectés. Selon les Hospices Civils de Lyon, les troubles du comportement alimentaire représentent la deuxième cause de mortalité prématurée chez les 15-24 ans, après les accidents de la route 2.
Du point de vue médical, le diagnostic repose sur une série de critères définis par le DSM-5 TR, qui permettent de différencier ce trouble d’un simple excès ponctuel. Il est posé lorsque les éléments suivants sont réunis :
- Ingestion, en un temps limité, d’une grande quantité de nourriture.
- Sensation de perte de contrôle pendant l’épisode.
- Présence d’au moins trois comportements parmi les suivants :
- Manger bien plus rapidement que la normale.
- Manger jusqu’à ressentir une gêne physique.
- Manger sans sensation de faim.
- Manger seul en raison d’un sentiment de honte.
- Ressentir du dégoût, de la culpabilité ou de la tristesse après coup.
- Souffrance significative liée à ces épisodes.
- Fréquence des épisodes : au moins une fois par semaine pendant 3 mois.
- Absence de comportements compensatoires (vomissements, exercice intensif, jeûne…).
Pourquoi la TCC cale parfois
Souvent utilisée en première intention, la TCC ne suffit pas toujours à soulager durablement les patients.
La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) est aujourd’hui l’approche psychothérapeutique la plus couramment proposée aux personnes souffrant d’hyperphagie boulimique. Elle vise à modifier les pensées automatiques liées à l’alimentation, renforcer les stratégies d’adaptation et rétablir des comportements plus régulés autour des repas. Elle améliore généralement la fréquence des épisodes, la régulation émotionnelle et l’image corporelle.
Mais malgré ces effets positifs, de nombreux patients ne trouvent pas de soulagement durable. C’est ce que soulignent les équipes de Tryp Therapeutics, qui notent l’échec fréquent des approches actuelles, TCC incluse, à réduire les symptômes de manière prolongée 3.
Certaines personnes restent prisonnières de schémas automatiques : rigidité cognitive, anxiété chronique ou impulsivité alimentaire. D’autres peinent à maintenir les acquis dans le temps, malgré une bonne observance. Face à ces limites, la recherche explore de nouvelles options complémentaires, dont l’usage encadré de substances agissant sur la neuroplasticité, comme la psilocybine.
Psilocybine : comment un “reset” cérébral pourrait aider
Cette molécule issue d’un champignon modifie en profondeur l’équilibre des circuits cérébraux liés à la flexibilité mentale.
Les chercheurs s’intéressent de près aux effets de la psilocybine sur la neuroplasticité, un mécanisme clé qui permet au cerveau de former de nouvelles connexions et d’adapter ses réponses aux expériences. Dans le cadre de l’hyperphagie boulimique, l’idée est de restaurer une certaine souplesse mentale, là où les comportements alimentaires sont devenus automatiques et rigides.
D’après les travaux précliniques de Fadahunsi et al. (2022) 4, la psilocybine agit principalement via les récepteurs 5-HT2A, abondamment présents dans le cortex préfrontal. Leur stimulation entraîne une augmentation de la BDNF (brain-derived neurotrophic factor), une protéine qui favorise la croissance de nouvelles synapses et améliore l’adaptabilité cognitive.
Cette action sur les circuits du contrôle et de la récompense pourrait expliquer pourquoi certains patients décrivent, après une prise encadrée, un rapport profondément transformé à la nourriture, aux émotions et à leur propre corps. Plus qu’un effet pharmacologique, c’est un état de conscience modifié qui ouvre une fenêtre thérapeutique inédite.
Les modèles animaux suggèrent également une activation renforcée des régions impliquées dans la prise de décision, l’inhibition des impulsions et la reconfiguration des routines comportementales 4. Ces effets, bien que transitoires, peuvent être amplifiés et consolidés lorsqu’ils sont intégrés dans un cadre thérapeutique structuré.
Effets observés chez l’animal, signaux prometteurs chez l’humain
Les recherches en laboratoire et les premiers essais cliniques dessinent une piste, mais soulèvent aussi des limites importantes.
L’étude préclinique menée en 2022 par Fadahunsi et ses collègues s’est intéressée aux effets de la psilocybine sur le comportement alimentaire chez la souris. Les résultats sont nuancés : si la molécule a bien induit des changements au niveau de la plasticité neuronale du cortex préfrontal, elle n’a pas réduit de façon significative la prise alimentaire ni les épisodes de binge-eating chez les animaux étudiés 4.
Autrement dit, des effets biologiques ont été constatés, mais sans traduction comportementale claire dans ce modèle animal. Les auteurs soulignent plusieurs limites : une seule dose testée, un protocole à court terme, et des différences possibles entre les sexes. Ces résultats invitent donc à la prudence lorsqu’il s’agit d’extrapoler aux humains.
Côté clinique, les premiers résultats disponibles proviennent de la société Tryp Therapeutics. Dans un essai de phase 2a, l’administration de 25 mg de psilocybine chez des patients souffrant d’hyperphagie boulimique a conduit à une réduction de plus de 80% des épisodes de binge au bout de quatre semaines, avec maintien à deux mois 3. Ces données, encore limitées et issues d’un contexte industriel, restent à confirmer par des essais indépendants publiés dans des revues à comité de lecture.
En l’état, la littérature suggère donc un potentiel thérapeutique, mais qui reste à étayer par des études cliniques rigoureuses, avec un suivi à long terme et des comparaisons contre placebo ou traitement standard.
Ce que recommandent les chercheurs pour la suite
Des pistes concrètes émergent pour structurer les futurs essais, affiner les critères et garantir une évaluation fiable.
Dans les documents publiés par Tryp Therapeutics et les discussions scientifiques actuelles, plusieurs recommandations reviennent pour orienter les futures recherches cliniques sur la psilocybine dans le traitement de l’hyperphagie boulimique.
D’abord, les chercheurs insistent sur la nécessité d’utiliser une forme pharmaceutique contrôlée. Le candidat développé par Tryp, appelé TRP-8803, permet une administration intraveineuse avec une cinétique d’action mieux maîtrisée que la psilocybine orale, souvent sujette à des variations interindividuelles importantes 3.
Ensuite, l’idée de comparer la psilocybine à un traitement de référence, comme un ISRS (ex. fluoxétine), est évoquée. Ce type de comparaison pourrait clarifier si les bénéfices observés sont réellement spécifiques à la substance psychédélique ou simplement liés à un effet placebo amplifié par le contexte thérapeutique.
Autre point soulevé : intégrer des co-variables psychologiques, notamment les niveaux d’anxiété, de dépression ou de dissociation. Ces dimensions influencent la manière dont les patient·es réagissent aux épisodes d’hyperphagie, mais aussi la manière dont ils ou elles vivent l’expérience psychédélique.
Enfin, plusieurs auteurs soulignent l’importance de mesurer la durabilité des effets au-delà de quelques semaines. Les bénéfices rapides sont intéressants, mais ne sauraient suffire à valider un usage thérapeutique sans données sur le maintien des effets à six mois ou un an.
Ce que l’on peut retenir à ce stade de la recherche
- L’hyperphagie boulimique est un trouble complexe, aux répercussions bien réelles, souvent sous-estimé. La TCC reste la référence, mais ses limites appellent des approches complémentaires.
- La psilocybine agit sur la flexibilité mentale, un levier pertinent pour sortir des automatismes alimentaires. C’est cette qualité, plus que ses effets pharmacologiques directs, qui intéresse les chercheurs.
- Les études cliniques débutent à peine. Les signaux sont encourageants mais encore trop précoces pour justifier une utilisation en dehors d’un cadre expérimental strict.
Hyperphagie et psychédéliques : votre regard nous intéresse
La recherche sur la psilocybine progresse, mais tout reste à construire pour comprendre son rôle dans l’hyperphagie boulimique. Ce sujet vous interpelle ? Vous accompagnez des patients concernés ? Vous avez vécu un trouble alimentaire ?
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Sources :
- Haute Autorité de Santé. (2019). Boulimie et hyperphagie boulimique : repérage et éléments généraux de prise en charge
- Hospices Civils de Lyon. (2024). Journée mondiale des TCA
- Tryp Therapeutics. (2023). Leveraging psychedelic therapies for binge eating disorder
- Fadahunsi, N., et al. (2022). Preclinical evaluation of psilocybin for obesity and binge-eating
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