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Gros plan sur les mains d'un chaman tenant un petit bol en bois contenant de petits fragments de plantes. Il porte des bracelets tissés, dans une ambiance sombre et naturelle évoquant un rituel ancestral.

Un marché de plusieurs milliards de dollars. Voilà ce que représente aujourd’hui l’engouement mondial pour l’ayahuasca, le peyotl ou les champignons à psilocybine. Des retraites de luxe en Jamaïque aux start-ups de la Silicon Valley, l’économie psychédélique est en plein essor. Pourtant, une question demeure. Les communautés indigènes, gardiennes de ces savoirs millénaires, sont-elles les grandes oubliées de cette “renaissance” ? Souvent confrontées à la pauvreté et à la déforestation, elles voient leurs pratiques sacrées être marchandisées. Comment s’assurer que ce mouvement ne devienne pas une nouvelle forme de colonialisme ? Quelles sont nos responsabilités, en tant qu’usagers, thérapeutes ou simples curieux, pour construire une relation de juste réciprocité ?

L’extractivisme culturel, un nouveau colonialisme ?

L’extractivisme traduit le savoir indigène dans le langage du marché, exotise ses pratiques et reproduit les inégalités.

Le terme “extractivisme” évoque généralement l’exploitation de ressources naturelles. On pense au pétrole ou aux minéraux. Il existe pourtant une forme plus insidieuse : l’extractivisme culturel. Ce processus consiste à prélever des savoirs, des pratiques ou des symboles d’une culture, souvent indigène et marginalisée, pour les utiliser au profit d’une culture dominante. Tout cela se fait sans reconnaissance ni bénéfice équitable pour la communauté d’origine 4. La renaissance psychédélique actuelle est traversée par ce risque.

La marchandisation de la spiritualité par le tourisme

Le tourisme chamanique en est l’exemple le plus visible. Chaque année, des milliers d’Occidentaux se rendent en Amazonie en quête de guérison ou d’expériences spirituelles 6. Si cette démarche part souvent d’une intention sincère, elle alimente une industrie qui peut transformer un rituel complexe et sacré en un simple produit de bien-être. Cette marchandisation de la spiritualité 6 n’est pas sans conséquences.

Des impacts écologiques et sociaux directs

D’une part, cette industrie exerce une pression énorme sur les écosystèmes. La demande croissante en ayahuasca, par exemple, entraîne une surexploitation de la liane Banisteriopsis caapi. La plante devient de plus en plus rare à l’état sauvage 4. D’autre part, elle peut déstabiliser les équilibres sociaux. L’afflux d’argent crée des tensions au sein des communautés. Il oppose parfois les praticiens qui s’adaptent à la demande touristique à ceux qui souhaitent préserver les formes traditionnelles du rituel2. Cette dynamique peut produire ce que certains anthropologues appellent des “chamanes en plastique” (plastic shamans). Ces praticiens formatent leurs rituels pour satisfaire les attentes des touristes, au détriment du respect de la tradition 7.

L’oubli des réalités politiques

Finalement, cette consommation décontextualisée occulte les réalités politiques et sociales des peuples indigènes. Pendant que des voyageurs vivent des chocs ontologiques transformateurs dans des lodges confortables, les communautés luttent. Elles se battent pour la reconnaissance de leurs terres, contre la déforestation et pour l’accès à des services de base 1. L’expérience psychédélique devient alors une quête de bien-être individuel déconnectée de la justice sociale. Elle illustre parfaitement le fossé entre une promesse de bien-être holistique et une réalité d’extractivisme.

La Biopiraterie : breveter le sacré ?

La course aux brevets sur les molécules psychédéliques pose une question éthique majeure : peut-on s’approprier légalement un savoir collectif et ancestral ?

Au-delà du tourisme, une menace plus structurelle pèse sur les savoirs indigènes : la biopiraterie. Ce terme désigne l’appropriation par des entreprises ou des chercheurs des connaissances traditionnelles sur la biodiversité, souvent à des fins commerciales, sans l’autorisation des communautés et sans partage équitable des bénéfices qui en découlent 3. C’est un détournement silencieux, qui se joue sur le terrain du droit et de la science.

Le choc des systèmes de propriété

Le problème vient d’une incompatibilité fondamentale entre deux systèmes de pensée. D’un côté, le droit occidental de la propriété intellectuelle valorise l’innovation individuelle, formalisée par un brevet qui protège une invention pour une durée limitée 3. De l’autre, les savoirs traditionnels sont collectifs. Ils sont transmis oralement de génération en génération et appartiennent à la communauté tout entière 3. Face à la loi occidentale, ces savoirs non brevetés sont souvent considérés comme appartenant au “domaine public”. Ils deviennent alors libres d’être exploités.

Des molécules aux usages thérapeutiques

La biopiraterie ne consiste pas seulement à breveter une plante. Le véritable enjeu réside dans le brevetage de ses applications. Des entreprises pharmaceutiques pourraient, par exemple, isoler une molécule active d’une plante utilisée traditionnellement, puis breveter son usage pour le traitement de la dépression. Ce faisant, elles s’approprient légalement la finalité thérapeutique découverte et affinée par des siècles de pratique indigène 1. Cette démarche, qui s’inscrit dans un héritage colonial, revient à privatiser un savoir commun et à en récolter seul les fruits économiques. Les communautés, privées de recours légaux, se voient ainsi dépossédées de leur propre héritage culturel et intellectuel.

La Réciprocité : une feuille de route éthique

Face à ces dérives, des collectifs indigènes ont formulé des principes clairs pour guider la recherche et la pratique occidentales, basés sur le respect, la responsabilité et la réparation.

Face à ces enjeux complexes, l’immobilisme n’est pas une fatalité. Des voix s’élèvent, principalement issues des communautés indigènes elles-mêmes, pour proposer une alternative constructive. Cette alternative se nomme la réciprocité. Il ne s’agit pas d’une simple transaction financière, mais d’une posture éthique globale visant à rééquilibrer une relation historiquement inégale.

Un groupe de leaders, praticiens et défenseurs des droits indigènes du monde entier a récemment formalisé une feuille de route. Elle se compose de huit principes interconnectés pour guider la recherche et la pratique occidentales 1. Ces principes offrent un cadre d’action concret.

Parmi eux, trois sont particulièrement éclairants :

  • Le respect : Ce principe va bien au-delà de la simple politesse. Il implique une reconnaissance de la souveraineté des savoirs indigènes. Son application passe par le Consentement Libre, Préalable et Éclairé (CLPE). Concrètement, aucune recherche ou projet commercial ne devrait être initié sans que les communautés concernées aient été pleinement informées et aient donné leur accord explicite, sans aucune forme de pression 1.
  • La réparation et le partage des bénéfices : Ce principe vise à corriger les injustices historiques. Il appelle à un partage juste et équitable des bénéfices tirés de l’utilisation des savoirs et des ressources indigènes. Cela peut prendre la forme de compensations financières, mais aussi d’investissements dans des projets de santé, d’éducation ou de protection de l’environnement, selon les priorités définies par les communautés elles-mêmes 1.
  • La restauration de l’autorité indigène : Il ne suffit pas “d’inclure” des voix indigènes dans des projets pilotés par l’Occident. Ce principe exige la restauration de leur autorité. Les peuples indigènes doivent être considérés comme des leaders dans les délibérations concernant leurs propres médecines, de la définition des protocoles de recherche au développement des thérapies 1.

Des initiatives concrètes, comme l’Indigenous Reciprocity Initiative of the Americas (IRI), montrent que cette vision n’est pas utopique. Ce fonds collecte des contributions volontaires auprès d’entreprises et d’individus de la communauté psychédélique et les redistribue à des projets de terrain menés par des organisations indigènes. C’est un modèle pratique qui transforme le concept de réciprocité en action directe et transparente 2.

Choisir la voie de la réciprocité

La renaissance psychédélique se trouve à la croisée des chemins. D’un côté, elle porte la promesse d’avancées majeures pour la santé mentale. De l’autre, elle court le risque de perpétuer des schémas d’exploitation et d’appropriation hérités de l’histoire coloniale. S’engager dans une démarche éthique n’est pas seulement une option, mais une condition nécessaire à la légitimité de ce mouvement. En tant qu’individus, nous avons le pouvoir de choisir. Nous pouvons soutenir les entreprises qui s’engagent dans une réciprocité authentique, nous éduquer sur l’histoire de ces pratiques et questionner la provenance de ce qui nous est proposé. Honorer la source n’est pas une contrainte. C’est la condition pour que ces médecines puissantes puissent livrer leur plein potentiel de guérison, pour nous tous.


💡 Appropriation ou Réciprocité : comment agir avec intégrité ?

L’essor des thérapies psychédéliques soulève des questions éthiques fondamentales. Savoirs ancestraux, brevets, tourisme chamanique… Il est crucial de s’informer pour faire des choix éclairés.

🧠 Et vous, comment envisagez-vous une pratique éthique des psychédéliques ? Pensez-vous que la réciprocité est une responsabilité individuelle ou celle des institutions ?

💬 Partagez vos réflexions en commentaire ! Vos questions et vos points de vue sont essentiels pour enrichir le débat et construire ensemble un avenir plus juste pour ces médecines. 👇


Sources

  1. Celidwen, Y. et al. (2023). Ethical principles of traditional Indigenous medicine to guide Western psychedelic research and practice
  2. Tadic, M. et al. (2023). Indigenous Psychedelics in the West
  3. Alum, E. U. et al. (2024). The role of indigenous knowledge in advancing the therapeutic use of medicinal plants: challenges and opportunities
  4. Piña Alcántara, S. et al. (2025). Bien-être holistique ou extractivisme culturel : qui décide ? Questions sur la consommation de substances psychédéliques et leurs impacts territoriaux en Amérique latine.
  5. Sanabria, Emilia. (2025). Science’s “Savage Slot”: the appropriation and erasure of Indigenous science in the psychedelic renaissance
  6. Baud, Sébastien. (2025). Corps en voyage. Tourisme chamanique en Amazonie
  7. Coghlan, A. & Prayag, G. (2025). “Ontological shocks”: new transformations for sustainability through psychedelic tourism
  8. Mabit, Jacques. (2025). Quelques pierres d’achoppement conceptuelles dans le dialogue entre médecines traditionnelles et médecine occidentale
  9. Dubbini, Alberto. (2023). Cultural Biases and Psychedelic Experiences: Western Scientific Perspectives about Amazonian Mestizo Therapeutic Traditions
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