Les états modifiés de conscience fascinent, intriguent et déroutent. À la croisée de la neurobiologie, de la psychologie, de la spiritualité et des usages thérapeutiques, ils défient nos classifications habituelles. Comment organiser cette diversité d’expériences souvent ineffables, mais de plus en plus étudiées en contexte clinique, notamment avec les psychédéliques ? Depuis plus d’un siècle, chercheurs et cliniciens tentent de construire des repères fiables pour décrire, comparer et évaluer ces états hors du commun. Derrière ces classifications, se jouent des enjeux scientifiques, éthiques et thérapeutiques majeurs.
Classifier les états modifiés de conscience pour mieux les comprendre
Nommer ces expériences singulières permet d’en structurer l’étude, d’éclairer leurs usages thérapeutiques et de favoriser une approche rigoureuse.
Des récits mystiques aux mesures d’imagerie cérébrale, les états modifiés de conscience (EMC) couvrent un spectre d’expériences mentales profondes et parfois difficiles à cerner. Si les substances psychédéliques en sont aujourd’hui des vecteurs privilégiés, ces états incluent aussi la transe, la méditation, l’hypnose ou le rêve lucide. Leur point commun : une altération marquée de la perception de soi, du temps, de l’espace ou des rapports au monde.
Face à cette diversité, classifier les EMC est devenu un enjeu central dans les sciences de la conscience. Cela permet de mieux comprendre les mécanismes impliqués, de faciliter la comparaison entre états, mais aussi d’encadrer leurs usages dans des contextes cliniques ou expérimentaux. Une classification agit comme un filtre conceptuel : elle structure ce que l’on observe, ce que l’on considère comme pertinent et ce que l’on néglige.
L’analyse systématique, Classification schemes of altered states of consciousness menée par Fort, L. D. et al. (2025) 1, met en évidence une prolifération de schémas classificatoires construits au fil des décennies. Certains visent l’objectivité mesurable (activité cérébrale, connectivité, entropie), d’autres s’appuient sur le ressenti subjectif ou encore le contexte rituel ou thérapeutique dans lequel l’état émerge 1. Ces choix ne sont pas neutres : ils traduisent des visions différentes de ce qu’est la conscience altérée.
Trois approches pour organiser la diversité des EMC
Chaque modèle de classification reflète un angle d’analyse distinct : fonctionnement cérébral, vécu subjectif ou contexte d’usage.
Depuis les premiers écrits de William James jusqu’aux modèles contemporains, les chercheurs n’ont cessé de tenter de classer les états modifiés de conscience selon des logiques très différentes. Fort, L. D. et al. identifient trois grandes familles de classifications : les approches neurobiologiques, les approches phénoménologiques, et les typologies contextuelles ou fonctionnelles 1. Chacune met en lumière une facette particulière de ces états, tout en laissant d’autres dimensions dans l’ombre.
Les modèles fondés sur le fonctionnement cérébral
Ces classifications reposent sur des mesures objectives de l’activité cérébrale recueillies par électroencéphalographie, IRMf ou d’autres techniques d’imagerie. On y retrouve par exemple le modèle cortico-striato-thalamo-cortical (CSTC), l’hypothèse de l’entropie cérébrale ou encore les modèles inspirés du codage prédictif. Ces cadres permettent de décrire les EMC en termes de connectivité, de complexité ou de dynamique neuronale. Leur force réside dans la reproductibilité et la comparabilité interindividuelle. Mais ils peinent souvent à saisir la richesse subjective et contextuelle du vécu 1.
Les grilles centrées sur l’expérience vécue
Les modèles phénoménologiques cherchent à décrire la texture de l’expérience consciente pendant un EMC. Ils s’appuient sur des échelles et typologies construites à partir de récits subjectifs, comme le Mystical Experience Questionnaire (MEQ) ou la structure tridimensionnelle croisant intensité, clarté et capacité d’interaction. Ces grilles sont discutées dans la revue1 comme autant de tentatives pour organiser la diversité des récits en dimensions communes. Si elles valorisent la subjectivité, leur portée est parfois limitée par des variations culturelles et des traductions approximatives.
Les typologies fonctionnelles ou contextuelles
Ces approches classent les EMC selon leur mode d’induction et leur finalité perçue : usage thérapeutique, rituel, récréatif, spontané. Des typologies comme celles de Vaitl ou de Cofré, citées dans la revue de Fort, L. D. et al., insistent sur l’importance du cadre, des attentes, et des codes culturels 1. Ces classifications aident à mieux comprendre la fonction sociale et symbolique des EMC, mais leur manque de standardisation limite leur usage dans les contextes expérimentaux classiques.
Des choix qui orientent les usages thérapeutiques et la recherche
Les classifications d’états modifiés ne sont pas neutres, elles influencent les pratiques cliniques, les normes éthiques et les cadres d’accompagnement.
Ce que l’on mesure détermine ce que l’on reconnaît
La manière dont un état est classé reflète une hiérarchie implicite des critères jugés pertinents. Les approches fondées sur la neuroimagerie privilégient la reproductibilité, mais laissent parfois de côté des aspects sensibles du vécu. À l’inverse, les modèles centrés sur l’expérience mettent en valeur la subjectivité, mais se heurtent à des difficultés de validation. Ces choix épistémologiques influencent directement les protocoles thérapeutiques et les critères de reconnaissance clinique 1.
Des implications éthiques en contexte thérapeutique
Une personne en EMC, notamment sous psychédéliques, se trouve dans une situation de suggestibilité accrue, ce qui implique une responsabilité renforcée pour les encadrants. Azevedo et al. (2023) insistent sur la nécessité de procédures rigoureuses de consentement, de formation spécifique pour les praticiens, et de limites claires dans la relation thérapeutique 2. Une mauvaise interprétation de l’expérience ou une projection non sollicitée du thérapeute peut compromettre le processus d’intégration.
La standardisation face à la diversité des vécus
Les outils de classification actuellement utilisés sont majoritairement issus d’un contexte nord-américain. Cela pose un problème d’universalité lorsqu’ils sont appliqués à des individus ou à des traditions issus d’autres référentiels culturels. Yaden, Johnson et Griffiths (2021) alertent sur le risque de réduire l’expérience modifiée à un format conforme aux attentes des chercheurs ou du marché thérapeutique 3. Une telle réduction peut invisibiliser des vécus singuliers, ou disqualifier des formes de conscience pourtant porteuses de sens.
Une cartographie intégrative pour relier cerveau et expérience
Les recherches récentes tentent d’unifier les approches objectives et subjectives pour mieux comprendre les états de conscience altérés.
La neurophénoménologie comme méthode de jonction
Face à la séparation entre mesures cérébrales et vécu subjectif, certains chercheurs plaident pour une approche intégrative des EMC. Timmermann et al. (2023) proposent un cadre neurophénoménologique : il associe des descriptions d’expérience à haute résolution avec des enregistrements neurophysiologiques, dans le but de cartographier des corrélations significatives entre état mental et activité cérébrale 4. Cette méthode repose sur des entretiens guidés, une attention portée aux dimensions vécues de l’état et une lecture fine des données biologiques correspondantes.
Des modèles dynamiques pour explorer les transitions de conscience
Les modèles cérébraux globaux constituent une autre piste de convergence. Cofré, Petri et al. (2020) simulent le fonctionnement global du cerveau pour comprendre les basculements entre différents états de conscience 5. En intégrant les réseaux fonctionnels, les dynamiques locales et les propriétés topologiques du cerveau, ces travaux visent à représenter l’organisation interne de l’activité cérébrale pendant une altération de conscience. Bien que très théoriques, ces modèles offrent une grille d’analyse puissante, susceptible de s’articuler à l’expérience subjective.
Développer des outils cliniques adaptés à la complexité des EMC
En combinant ces approches, la recherche se dirige vers des outils capables de prendre en compte la complexité des états subjectifs tout en s’appuyant sur des indicateurs mesurables. Une telle cartographie pourrait permettre, à terme, de concevoir des dispositifs cliniques plus souples, adaptés aux spécificités de chaque patient, et plus sensibles aux variations interindividuelles. Ce tournant intégratif marque un changement de paradigme : il ne s’agit plus de choisir entre objectivité ou subjectivité, mais de les faire dialoguer dans une science de la conscience en construction.
Ce qu’il faut retenir
Classer les états modifiés de conscience, c’est tenter de rendre intelligible ce qui échappe aux repères ordinaires. Entre les approches cérébrales, phénoménologiques et contextuelles, chaque modèle éclaire une facette de l’expérience sans en épuiser la richesse. Les recherches intégratives offrent aujourd’hui l’espoir de croiser ces dimensions pour construire une compréhension plus nuancée, plus rigoureuse et, peut-être, plus fidèle à la complexité de la conscience humaine.
💡 États modifiés de conscience : peut-on vraiment les classer ?
Modèles cérébraux, échelles subjectives, typologies rituelles… Chaque approche éclaire un aspect différent, mais aucune ne semble suffire à elle seule. La recherche avance, mais les tensions demeurent.
🧠 Selon vous, quelle approche permet de mieux comprendre ce que l’on vit dans ces états ? Peut-on concilier objectivité, subjectivité et contexte dans une seule lecture ?
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- Fort, L. D., Costines, C., Wittmann, M., Demertzi, A., & Schmidt, T. T. (2025). Classification schemes of altered states of consciousness: A systematic review. Neuroscience and Biobehavioral Reviews.
- Azevedo, N., Oliveira Da Silva, M., & Madeira, L. (2023). Ethics of psychedelic use in psychiatry and beyond—Drawing upon legal, social and clinical challenges. Philosophies, 8(5), 76.
- Yaden, D. B., Johnson, M. W., & Griffiths, R. R. (2020). Psychedelics in psychiatry—Keeping the renaissance from going off the rails. JAMA Psychiatry, 78(5), 469–470.
- Timmermann, C., Bauer, P. R., Gosseries, O., Vanhaudenhuyse, A., Vollenweider, F., Laureys, S., Singer, T., Antonova, E., & Lutz, A. (2023). A neurophenomenological approach to non-ordinary states of consciousness: Hypnosis, meditation, and psychedelics. Trends in Cognitive Sciences, 27(2), 139–159.
- Cofré, R., Petri, G., et al. (2020). Whole-brain models to explore altered states of consciousness. arXiv:2008.02788.